Critique de la justice pénale en Haïti : le cas Duvalier
Les transitions vers la démocratie constituent des périodes durant lesquelles les États sont en butte à des difficultés importantes. Il s’agit pour des nations fragilisées par de graves traumatismes ayant affecté leur unité de les assumer tout en construisant un projet d’avenir. Les autorités de divers pays d’Amérique latine notamment ont fait montre de beaucoup d’inventivité pour arriver à concevoir des mécanismes permettant de faire face à de tels moments historiques.
Du nombre des méthodes employées les formules dites de «justice transitionnelle» ont parfois eu un franc succès[1]. Elles permettent de révéler les faits dans leurs détails et de poser des jalons pour empêcher leur réédition. Elles ne sont toutefois pas exclusives de l’engagement de la responsabilité pénale et civile des coupables et n’impliquent pas forcement l’adoption de lois d’amnistie[2].
Dans la transition post-duvalierienne on a eu recours ni à la justice transitionnelle et ni aux lois d’amnistie[3]. De rares poursuites ont été exercées contre des personnes dénoncées pour violations graves des droits humains. Des procédures juridictionnelles ont également été introduites à l’étranger contre les anciens dirigeants pour infractions financières[4]. Une prescription spéciale a été établie pour les actes attentatoires aux droits de la personne ou au Trésor public commis durant la dictature[5] . La Constitution de 1987 a même organisé l’éloignement des partisans zélés de la dictature des avenues du pouvoir pendant une période de dix ans selon les dispositions de son emblématique article 291.
Cependant, les gouvernements provisoires successifs ne se sont pas montrés diligents dans les poursuites judiciaires. Même les victimes et leurs ayants-droits n’ont pas été très entreprenants. La priorité semblait résider dans la gestion du présent en vue d’éviter un retour de la dictature[6] . Aujourd’hui, vingt-cinq ans après la chute de la dictature, le problème de justice et de mémoire se pose avec acuité. A travers cette contribution, nous ambitionnons de faire ressortir la difficulté de le résoudre. On y démontrera que les principes juridiques ont été instrumentalisés au service de l’impunité en Haïti (1) et que certains secteurs sont tentés de faire du droit international une utilisation douteuse pour parvenir à concrétiser l’idéal de justice (2)
I-L’instrumentalisation des principes juridiques au service de l’impunité en Haïti
- L’existence d’obstacles juridiques à la poursuite de Jean-Claude Duvalier
Le retour d’exil de Jean-Claude Duvalier le 6 janvier 2011 a fait renaitre dans les mémoires le souvenir des crimes perpétrés sous son régime. Il a vite été inculpé pour malversation et détournement de fonds. Parallèlement, quelques victimes ont porté plainte contre lui pour crime contre l’Humanité afin de contourner l’obstacle de la prescription. L’article 466 du Code d’instruction criminelle fixe en effet à dix années révolues la prescription de l’action publique et de l’action civile résultant d’un crime emportant une peine afflictive ou infamante. Le recours à la prescription pourrait donc lui assurer de l’impunité. On serait en présence d’un cas classique de concurrence entre valeurs inéquivalentes : le droit serait instrumentalisé au bénéfice de l’injustice. Des organismes internationaux ont donc mobilisé toutes les ressources intellectuelles possibles pour démontrer que la démarche des victimes est fondée en droit.
B- Les problèmes posés par la non-ratification par Haïti des instruments internationaux relatifs au crime contre l’Humanité
Une partie de la doctrine a fait ressortir «l’impossible application de la notion de crime contre l’humanité par les tribunaux haïtiens[7]» en se fondant sur des arguments de droit interne.
L’un des principaux arguments avancés est le principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines. Désormais fixé dans l’article 24-1 de la Constitution , il prohibe la poursuite et la condamnation d’une personne pour un fait qui n’était pas antérieurement prévu et sanctionné par une loi pénale. Ce principe a donc migré de la loi ordinaire[8] vers la Constitution et ne peut donc souffrir de dérogation. Or, la législation haïtienne ignore totalement la notion de crime contre l’Humanité. De plus, les instruments internationaux portant sur cette infraction n’ont pas été ratifiés par l’État haïtien. Il s’agit entre autres de la Convention de New-York du 26 novembre 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité et du Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998. Aux termes de l’article 276-2 de la Constitution de 1987, les Conventions internationales régulièrement ratifiées par l’Assemblée nationale font partie de la Législation du pays et abrogent toutes les lois qui leur sont contraires. La doctrine majoritaire interprète ces dispositions comme accordant auxdites conventions une valeur infra-constitutionnelle et supra-légale[9]. Un autre obstacle au recours à la notion de crime contre l’Humanité en cas de ratification des conventions pertinentes après la chute de Duvalier tiendrait au principe de non-rétroactivité des lois qui, lui aussi, est constitutionnel[10].
Le droit haïtien s’opposerait donc à toute poursuite à l’encontre de M. Duvalier sur la base de la prescription. Les seules démarches susceptibles de permettre une remise en cause de cette impunité consisteraient à prouver que la prescription a été suspendue par des actes d’instruction ou de poursuite. Dans ce cas, selon l’article 466 in fine du Code d’instruction criminelle, l’action publique et l’action civile se prescriront dix ans après que ledit acte ait été posé. Cette thèse est actuellement avancée pour les infractions économiques reprochées à M. Duvalier[11]. On se retrouve donc dans une situation où l’idéal de justice est battu en brèche par les actions orchestrées par les uns et les abstentions des autres.
II- Vers une utilisation douteuse du droit international pour atteindre l’idéal de justice?
Face au problème posé par la prescription de l’action publique et à l’absence de la notion de crime contre l’Humanité en droit haïtien, des organismes internationaux dont la CIDH [12]et la FIDH[13] ont proposé que M.Duvalier soit poursuivi sur la base du droit international.
Cependant, cette approche est pour le moins questionnable. En effet, les deux voix envisagées pour la concrétiser ne semblent pas juridiquement irréprochables. La première consisterait à appliquer directement les normes de droit international en se fondant sur les engagements contractés par Haïti et sur la notion de jus cogens (A). La seconde renvoie à l’adoption d’une législation assurant l’intégration des normes de droit international dans le droit haïtien (B).
- L’application directe du droit international dans l’ordre juridique haïtien
La première voie proposée dans l’approche des institutions de défense des droits humains consiste en une application directe[14] du droit international.
Le crime contre l’Humanité est présenté comme une infraction de droit international dont les auteurs sont sanctionnés sur la base de ce droit par les juridictions nationales. De plus, Haïti a pour obligation de lutter contre l’impunité et de sanctionner de tels actes sur la base d’instruments internationaux auxquels il est Partie dont la Convention américaine des droits de l’Homme[15] et le Pacte international sur droits civils et politiques[16] . Plusieurs précédents nationaux et internationaux sont cités à l’appui de cette argumentation[17].
Compte tenu des standards du droit pénal, cette option peut ne pas retenir l’attention du juge haïtien. D’ailleurs les fondements de ce raisonnement peuvent être interprétés comme n’impliquant pas pour lui l’obligation d’appliquer directement le droit international. En effet, les Conventions mentionnées font juste naitre une obligation pour les États Parties d’incriminer les actes visés. Le non-respect par les États des obligations nées de la conclusion desdites Conventions ne va qu’entrainer la mise en jeu de leur propre responsabilité dans l’ordre international. Il en sera probablement de même pour le raisonnement qui fait de l’imprescriptibilité des crimes contre l’Humanité une norme de jus cogens . L’État haïtien en ne s’y conformant pas engage incontestablement sa responsabilité internationale. Il n’en demeure pas moins qu’il serait souhaitable que le Législateur haïtien intègre les valeurs internationales d’Humanité dans notre ordre juridique.
- La médiation d’une loi spéciale pour assurer l’application des instruments internationaux dans l’ordre juridique haïtien
Compte tenu des difficultés que ferait naitre l’option d’application directe du droit international dans l’ordre juridique haïtien, la FIDH envisage la possibilité d’adoption d’une loi spéciale renvoyant au droit international pour la définition du crime contre l’Humanité[18]. Cette option est à première vue plus respectueuse du droit et des institutions d’Haïti. Il ne s’agit plus de faire appliquer directement le droit international dans l’ordre juridique interne sans tenir compte des modalités formelles de réception de ce droit. Toutefois des problèmes importants de cohérence juridique continueraient à se poser. En effet, on pourrait exciper de l’inconstitutionnalité de cette loi pour non-respect des deux principes cardinaux de légalité des délits et des peines et de non-rétroactivité de la loi.
Les options proposées par les organismes internationaux ne peuvent donc être retenues sans que la Constitution de 1987 ne soit violée. Par contre, les personnes tenues pour responsables des crimes de la dictature peuvent être jugées par les tribunaux d’États admettant le principe de la compétence personnelle passive ou de la compétence universelle. Il reste que le retour de M.Duvalier en Haïti fait de ce pays le forum deprehensionis.
Le jugement de M.Duvalier ne devrait être envisagé qu’en conformité avec tous les principes juridiques applicables en Haïti afin que la démarche soit irréprochable et ne constitue pas un précédent dangereux. Ce cas est donc une illustration topique de la concurrence entre valeurs inéquivalentes, le respect de l’orthodoxie juridique et l’idéal de justice.
[1] Sur le concept de justice transitionnelle KRITZ NEIL J. (dir.), Transitionnal justice. How emerging democraties reckon with former regimes. 3 vol., Washington D.C, United States Institute of Peace Press, 1995.
[2] Voir S. Schultze, Mémoire et transition politique au Chili (1970-2000), sous la direction de D. Maliesky, Rennes, IEP, 2005, 98 p.
[3] V. Laure GREBAN , Sociétés en transition et lutte contre l’impunité. Le cas de l’Argentine et du Pérou, CREP, janvier 2011
[4] SALÈS (Jacques), « Principaux problèmes juridiques posés par les procédures intentées par
l’État haïtien contre l’ex-président Jean-Claude Duvalier devant les tribunaux français »,Revue juridique de l’UniQ, Presses de l’Université Quisqueya , janvier-juin2000, p123 à 157
[5] Décret du 18 juin 1986 instituant une prescription spéciale pour les crimes et délits commis entre le 22 septembre 1957 et le 7 février 1986
[6] Laennec Hurbon,« Mémoire et politique en Haïti», in Micheline Labelle et al., Le devoir de mémoire et les politiques de pardon, PUQ, Québec 2005 , pp. 180 et s.
[7] Voir Bernard Gousse, Haïti et la notion de crime contre l’Humanité, Le nouvelliste, 24 avril 2011
[8] Article 4 du Code pénal
[9] En ce sens , Louis Nkopipie DEMEUNI , « Le fonctionnement de la justice pénale et les exigences du droit international des droits de l’Homme », Projet Justice PNUD , mai 2001
[10] Article 51 de la Constitution. Avant l’adoption de la Constitution ce principe était prévu par l’article 2 du Code civil.
[11] Le dernier acte de procédure dans cette affaire date en effet de 2008 .
[12] Déclaration de la commission interaméricaine des droits de l’Homme concernant le devoir de l’État haïtien d’enquêter sur les graves violations des droits humains commises sous le régime de Jean-Claude Duvalier, http://www.cidh.org/pronunciamientocidhhaitimayo2011.fr.htm
[13] FIDH/RNDDH, Duvalier doit être jugé. Note sur l’application du droit international et plus particulièrement du crime contre l’Humanité aux faits survenus en Haïti entre 1971 et 1986, FIDH 2011
[14]Voir Ward N. Ferdinadusse, Direct Application of International Criminal Law in National Courts, TMC , Asser Press, 2006
[15] Article 1.1
[16] Article 2
[17] Notamment l’affaire Barbie , l’affaire Kononov c. Lettonie, req. n°36376/04,
arrêt du 17 mai 2010, §§ 38-40 et l’affaire CIDH, Almonacid Arellano
- Chili, arrêt du 26 septembre 2006, Série C, n°154, § 110,mais a contrario l’affaire Bouterse aux Pays-Bas, arrêt de la Cour suprême du 18 septembre 2001
[18] FIDH/RNDDH , Op.cit, p21
Alain GUILLAUME
Publie dans La Gazette du Palais, Paris